"Clara et la Pénombre", ou le corps devenu Objet au nom de l'Art

Le corps a toujours été présent dans l’Art. Réflexion incontournable revenant inévitablement chez les artistes, il a traversé l'histoire de l'art qui regorge d’œuvres à son sujet, dans toutes les positions, dans toutes les caractérisations, et tous les modes. La question du corps a été posée par toutes les époques artistiques, en se voulant d'abord comme objet de représentation, sujet de l’œuvre, puis à partir des années soixante, support de revendication, outil de communication, matériau de création et de destruction, moyen de provocation au service de la liberté d’expression. Il devient support, dans le body painting par exemple, ou encore outil, comme dans l’œuvre de Yves Klein, Anthropométrie, dans laquelle le corps devient un pinceau. Certains artistes vont même jusqu’à tester leurs limites en martyrisant, en brutalisant leur corps, en s’infligeant des pratiques considérées comme "choquantes" où le corps éprouve des sensations tant positives que négatives. Très souvent provocantes, parfois repoussantes, parfois attirantes, ces démarches artistiques apportent au corps une nouvelle dimension. À la fois support, outil, médium de revendication, matériau de création et de destruction, le corps humain est un élément non négligeable dans l’art contemporain.

Il y a quelques temps déjà, le hasard de la vie m'a poussé vers "Clara et la Pénombre', un roman écrit par José-Carlos Somoza en 2004. Cette histoire évoque un futur plus ou moins proche, dans lequel les toiles et les objets sont devenus des modèles humains, des supports que l'on apprête, que l'on torture parfois, pour les mettre en condition et leur permettre d'exprimer les perversions et fantasmes des maîtres du genre, dont le ténébreux Bruno Van Tysch. Le rêve de Clara, l’héroïne du roman : devenir une toile et être signée, tatouée par le Maître Van Tysch lui-même. Donner son corps en entier à l'art. Fusionner avec lui.

"Mais ce sont des personnes, April! Les copies sont des personnes, tout comme le tableau original!

– Mais elles ne valent rien par rapport à l'art.

– L'art ne signifie rien devant les personnes April!

– Je ne veux pas en discuter Hirum!

– Tout l'art du monde, tout le maudit art du monde, du parthénon à Mona Lisa, du David aux symphonies de Beethoven, est de l'ordure en comparaison avec la personne la plus insignifiante! Tu ne peux pas comprendre ça?

- Je ne veux pas discuter Hirum!"

Dans l'histoire de l'art, On pense inévitablement à des artistes comme Orban, ou encore Sophie Calle, qui ont choisi de se mettre elles-mêmes en scène. Depuis des années, l'utilisation du corps en tant qu'outil constitue une dimension importante dans le monde de l'art contemporain et il semble, dans cette histoire, poussé jusqu'à son extrême limite : le corps devient art.

En son nom, hommes et femmes deviennent "objets". Des luminaires, des fauteuils, des tables, signés par de grands noms : les corps se soumettent à des actes de tortures et d'humiliation, et se déshumanisent pour devenir une toile entre les mains d'artistes. Et c'est d'ailleurs en tant qu'objets qu'ils sont considérés par la société toute entière et la Société d'Art, qui voit leur destruction comme une perte financière et non pas comme le meurtre d'êtres humains. Derrière ce monde futuriste, on ne peut s’empêcher de penser à notre société contemporaine qui ne voit plus l'homme que comme un objet utilisable, ainsi qu'à ses dérives: cynisme et vulgarité, capitalisme, télé-réalité… Se greffe à ce thème une intrigue policière captivante, mais le fond de ce livre est surtout : comment une société peut-elle se constituer, aujourd'hui, à partir d'une idéologie si ignoble dans un consensus général ? Car le romancier montre que les gens sont prêts à accepter n'importe quelle évolution et n'importe quelle énormité dans une société où la consommation effrénée est devenue la norme, corrompue par le dieu argent arrivée à son paroxysme.

J'ai, je dois bien l'avouer, éprouvé au fil des pages une certaine tension et fascination pour cette histoire que n’aurait pas renié un Lynch… Somoza s’intéresse aux mises en abîmes qui fascinent et effraient, mélange ambigu de lumière et de clair-obscur. Car derrière le premier sentiment d'horreur devant la peinture d'une société si violente et malsaine, c'est bien de perversité dont on parle, et de l'abnégation totale de soi-même au service d'une soumission se voulant "parfaite", par l'assouvissement d'une passion dévorante éprouvée par Clara. Le romancier repousse les limites de l'imagination jusqu'à faire de l'homme un objet de consommation consentant, volontaire et fier de l'être.

Le parallèle avec la construction d'une relation BDSM m'a sauté aux yeux dès les premiers pages, d'autant que l'histoire est racontée à travers le vécu intime de ses personnages, dont Clara. Une plongée dans l'abime de son amour pour le "Maître", pour qui elle nourrit une passion extrême, dont elle souhaite porter la signature, à qui elle désire appartenir aux yeux du monde. Clara se débat avec ses démons intérieurs, ses doutes, son désir, et son humanité. Une fuite, une chute, un abandon total de son corps au service de l'Art et de la beauté : oui cette histoire m'a fascinée, remuée, questionnée, de part tout ce qu'elle questionne : l'intime, l'identité, l'amour, l'Art.

Intrigue policière, roman futuriste, réflexion philosophique sur les déviances de l'art, sur l'éthique de la société de l'argent ... Dans cette histoire qui interroge sur les dérives de notre société qui veut tout montrer, fascinée qu’elle est par la jeunesse et la beauté, l'auteur signe un véritable chef d’œuvre. La plume a la fois alerte et poétique de Somoza m'a transportée. Les scènes de peinture, de créations et d'expositions des tableaux sont magnifiques, débordantes de détails artistiques et époustouflantes d'intensité. Sous la plume de Somoza, ses personnages prennent vie et on les voit se débattre dans leur combats intérieurs où la moralité se dispute avec leur vision de l'art avec un grand A, et devant lequel tout doit s'effacer, y compris eux-mêmes.

Je vous recommande chaudement cette lecture, et je serais curieuse d'avoir vos avis sur tout ce qu'elle soulève chez vous en réflexions, émotions et questionnements ?